Language of document : ECLI:EU:C:2024:552

Affaire C201/19 P

Servier SAS e.a.

contre

Commission européenne

 Arrêt de la Cour (première chambre) du 27 juin 2024

« Pourvoi – Concurrence – Produits pharmaceutiques – Marché du périndopril – Article 101 TFUE – Ententes – Concurrence potentielle – Restriction de la concurrence par objet – Stratégie visant à retarder l’entrée sur le marché de versions génériques du périndopril – Accord de règlement amiable de litige en matière de brevets – Durée de l’infraction – Notion d’infraction unique – Annulation ou réduction de l’amende »

1.        Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Contrôle par la Cour de la qualification juridique donnée aux faits du litige – Admissibilité

(Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

(voir points 58-61, 189, 269, 322, 326, 335)

2.        Pourvoi – Moyens – Simple répétition des moyens et arguments présentés devant le Tribunal – Irrecevabilité – Contestation de l’interprétation ou de l’application du droit de l’Union faite par le Tribunal – Recevabilité

[Art. 256 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al. ; règlement de procédure de la Cour, art. 168, § 1, d), et 169, § 2]

(voir points 62-63)

3.        Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Qualification d’une entreprise de concurrent potentiel – Possibilités réelles et concrètes d’entrer sur le marché – Critères – Détermination ferme et capacité propre de l’entreprise à intégrer le marché pertinent – Absence d’obstacles insurmontables – Appréciation – Charge de la preuve – Existence de brevets protégeant un médicament princeps ou l’un de ses procédés de fabrication – Qualification d’un fabricant de médicaments génériques de concurrent potentiel du fabricant de princeps titulaire des brevets

(Art. 101 TFUE)

(voir points 69-71, 79-82, 98-126, 191-195, 200-204, 262-267)

4.        Ententes – Atteinte à la concurrence – Accords de règlement amiable de litiges en matière de brevets – Accord conclu entre un fabricant de médicaments princeps et un fabricant de médicaments génériques – Accord contenant des clauses de non-contestation de brevets et de non-commercialisation de produits par le fabricant de médicaments génériques – Contrepartie consistant en des transferts de valeurs – Qualification de restriction par objet – Critères – Degré de nocivité des accords à l’égard de la concurrence sur le marché concerné – Appréciation de l’effet incitatif des transferts de valeurs sur la renonciation du fabricant de génériques à entrer sur le marché – Nécessité d’examiner les effets du comportement anticoncurrentiel sur la concurrence – Absence – Entreprises impliquées ayant agi sans intention d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence – Circonstance non déterminante

(Art. 101, § 1, TFUE)

(voir points 72-77, 83-88, 143-146, 152-157, 163-168, 222-228, 272, 277, 282, 291-296, 307-310, 332-334, 344-352)

5.        Ententes – Atteinte à la concurrence – Restriction accessoire – Notion – Restriction nécessaire à la réalisation d’une opération principale dépourvue de caractère anticoncurrentiel – Opération principale constituant une restriction de concurrence par objet – Inapplicabilité de la théorie des restrictions accessoires

(Art. 101, § 1, TFUE)

(voir points 147-151, 278)

6.        Ententes – Interdiction – Infractions – Accords et pratiques concertées constitutifs d’une infraction unique – Imputation d’une responsabilité à une entreprise pour l’ensemble de l’infraction – Conditions – Pratiques et agissements infractionnels s’inscrivant dans un plan d’ensemble – Appréciation – Critères – Objectif commun poursuivi par tous les participants – Nécessité d’un lien de complémentarité entre les pratiques reprochées – Absence

(Art. 101, § 1, TFUE)

(voir points 240-250)

7.        Ententes – Atteinte à la concurrence – Accords de règlement amiable de litiges en matière de brevets – Accord conclu entre un fabricant de médicaments princeps et un fabricant de médicaments génériques – Accord contenant des clauses de non-contestation de brevets et de non-commercialisation de produits par le fabricant de médicaments génériques – Contrepartie consistant en des transferts de valeurs – Décision de la Commission constatant une infraction et infligeant une amende – Décision entachée d’une incohérence de motivation quant à la date de fin de l’entente sur les différents marchés nationaux – Tribunal ayant rejeté le moyen d’annulation tiré de cette incohérence de motivation – Erreur de droit

(Art. 101, § 1, TFUE)

(voir points 368-379)

8.        Droits fondamentaux – Charte des droits fondamentaux – Principe de légalité des délits et des peines – Portée – Prévisibilité du caractère infractionnel du comportement sanctionné – Accord à l’amiable en matière de brevets conclu entre un laboratoire de princeps et une entreprise de médicaments génériques – Accord contraire au droit de la concurrence – Société de princeps ne pouvant ignorer le caractère anticoncurrentiel de son comportement

(Art. 101, § 1, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 49, § 1)

(voir points 386-390)

9.        Pourvoi – Compétence de la Cour – Remise en cause, pour des motifs d’équité, de l’appréciation portée par le Tribunal sur le montant d’amendes infligées à des entreprises ayant violé les règles de concurrence du traité – Exclusion

(Art. 256 et 261 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58 ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 31)

(voir point 404)

10.      Concurrence – Amendes – Montant – Détermination – Contrôle juridictionnel – Compétence de pleine juridiction du juge de l’Union – Portée – Détermination du montant de l’amende infligée – Critères d’appréciation

(Art. 101, § 1, et 261 TFUE ; règlement du Conseil no 1/2003, art. 23, § 3, et 31)

(voir points 412-417)

Résumé

Par sept arrêts, la Cour rejette pour l’essentiel les pourvois formés par plusieurs fabricants de médicaments contre les arrêts du Tribunal (1) rejetant partiellement leurs recours en annulation de la décision par laquelle la Commission européenne leur a imposé des amendes pour avoir participé à des ententes sur le marché du produit pharmaceutique périndopril et, pour l’un d’entre eux, pour avoir commis un abus de position dominante sur ce marché (2). Ce faisant, la Cour précise la ligne de démarcation entre, d’une part, les démarches légitimes des fabricants de médicaments consistant à régler à l’amiable de véritables litiges brevetaires dans le secteur pharmaceutique et, d’autre part, les accords qui retardent de manière illégale l’entrée de fabricants de médicaments génériques sur le marché d’un produit pharmaceutique sous couvert d’un règlement amiable de litiges en matière de brevets.

Le groupe pharmaceutique Servier, dont la société mère, Servier SAS, est établie en France (ci-après, prises individuellement ou ensemble, « Servier »), a mis au point le périndopril, médicament relevant de la classe des inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC), indiqué en médecine cardiovasculaire et principalement destiné à lutter contre l’hypertension et l’insuffisance cardiaque. Le brevet relatif à la molécule du périndopril, déposé devant l’Office européen des brevets (OEB) en 1981, est arrivé à expiration au cours des années 2000.

L’ingrédient pharmaceutique actif du périndopril se présente sous la forme d’un sel, l’erbumine. En 1988, Servier a déposé devant l’OEB plusieurs brevets relatifs aux procédés de fabrication dudit principe actif qui expiraient le 16 septembre 2008.

Deux nouveaux brevets relatifs au périndopril et à son procédé de fabrication ont été déposés devant l’OEB par Servier en 2001 et délivrés en 2004 (ci-après les « brevets 947 et 948 »). Servier a, en outre, obtenu des brevets nationaux correspondant au brevet 947 dans plusieurs États membres avant que ceux-ci ne soient parties à la convention sur la délivrance de brevets européens.

À partir de 2003, plusieurs litiges ont opposé Servier à des fabricants de médicaments génériques qui s’apprêtaient à commercialiser une version générique du périndopril. Dans ce contexte, dix fabricants de génériques ont formé opposition contre le brevet 947 devant l’OEB, dont la chambre de recours technique a révoqué le brevet contesté en mai 2009. Plusieurs fabricants de médicaments génériques ont également contesté la validité du brevet 947 devant certaines juridictions nationales. De son côté, Servier a introduit des actions en contrefaçon ainsi que des demandes d’injonctions provisoires contre les fabricants de médicaments génériques en cause.

Afin de mettre fin auxdits litiges, Servier a conclu, entre 2005 et 2007, des accords de règlement amiable avec plusieurs fabricants de génériques, en particulier avec Niche Generics Ltd et sa société mère Unichem Laboratories Ltd (ci-après l’« accord Niche »), Matrix Laboratories Ltd (ci-après l’« accord Matrix »), Teva UK Ltd (ci-après l’« accord Teva »), KRKA, tovarna zdravil, d.d. (ci-après les « accords Krka ») et Lupin Ltd (ci-après l’« accord Lupin »).

Conformément auxdits accords, les fabricants de génériques s’engageaient notamment, selon le cas, à limiter ou à cesser la fabrication, la fourniture ou la commercialisation des formes de périndopril protégées par les brevets susmentionnés de Servier et à ne plus contester ces brevets. En contrepartie de ces engagements ainsi que d’autres clauses prévues par les accords précités, Servier s’engageait notamment à verser des paiements importants auxdites entreprises.

Dans ce contexte, Biogaran SAS, filiale de Servier spécialisée dans le développement de médicaments génériques, a, en outre, conclu un accord de licence et d’approvisionnement avec Niche Generics (ci-après l’« accord Biogaran »).

Par décision du 9 juillet 2014, la Commission a constaté que les accords Niche, Matrix, Teva, Krka, Lupin et Biogaran constituaient des restrictions de la concurrence interdites par l’article 101 TFUE. Elle a, en outre, considéré que Servier avait commis un abus de position dominante en violation de l’article 102 TFUE, dès lors que ces accords s’inscrivaient dans une stratégie visant à retarder l’entrée de versions génériques sur le marché du périndopril, sur lequel cette entreprise détenait une position dominante.

Ainsi, la Commission a infligé à Servier des amendes d’un montant total de 289 727 200 euros au titre des infractions à l’article 101 TFUE, ainsi qu’une amende de 41 270 000 euros au titre de l’infraction à l’article 102 TFUE. Les fabricants de médicaments génériques impliqués se sont également vu imposer des amendes importantes pour avoir enfreint l’article 101 TFUE en participant aux accords en cause.

Saisi de recours introduits par Servier et les fabricants de médicaments génériques concernés, le Tribunal a annulé la décision de la Commission pour autant qu’elle a retenu une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE en relation avec les accords Krka ainsi qu’une infraction à l’article 102 TFUE, de même que les amendes respectivement infligées à Servier et à Krka au titre de ces infractions (3). Il a, en outre, réduit le montant de l’amende infligée à Servier en raison de sa participation à l’accord Matrix (4). En revanche, le Tribunal a validé toutes les autres amendes imposées.

Servier et les fabricants de médicaments génériques dont les recours avaient été rejetés ont introduit des pourvois contre les arrêts du Tribunal.

Appréciation de la Cour

Sur les notions de concurrence potentielle et de restriction de la concurrence par objet

La Cour examine, en premier lieu, les moyens en annulation selon lesquels le Tribunal a commis des erreurs de droit en confirmant l’existence d’une concurrence potentielle entre Servier et les fabricants de médicaments génériques en cause ainsi qu’en qualifiant les accords litigieux de restrictions de la concurrence par objet.

À titre liminaire, la Cour relève que, aux fins de l’examen, au regard de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, de pratiques collusoires prenant la forme d’accords de coopération horizontale entre entreprises, tels que les accords en cause, il convient de déterminer, dans un premier stade, si ces pratiques peuvent être qualifiées de restriction de la concurrence par des entreprises se trouvant dans une situation de concurrence, ne serait-ce que potentielle.

Si tel est le cas, il y a lieu de vérifier, dans un second stade, si, eu égard à leurs caractéristiques économiques, lesdites pratiques relèvent de la qualification de restriction de la concurrence par objet. En présence d’une restriction par objet, il n’y a pas lieu d’en rechercher ni a fortiori d’en démontrer les effets sur la concurrence. En revanche, lorsque l’objet anticoncurrentiel d’un accord d’entreprises ou d’une pratique concertée n’est pas établi, il convient d’en examiner les effets.

À la lumière de ces considérations, la Cour rejette, premièrement, les griefs selon lesquels le Tribunal aurait appliqué une conception extensive de la notion de concurrence potentielle et opéré un renversement de la charge de la preuve qui incombe à la Commission.

La Cour commence par rappeler que, dans le contexte spécifique de l’ouverture du marché d’un médicament aux fabricants de médicaments génériques, elle a déjà jugé que, afin d’apprécier si l’un de ces fabricants, bien qu’absent d’un marché, se trouve dans un rapport de concurrence potentielle avec un fabricant de médicaments princeps présent sur ce marché, il convient de déterminer s’il existe des possibilités réelles et concrètes que le premier intègre ledit marché et concurrence le second. À cette fin, il y a lieu d’apprécier si le fabricant de médicaments génériques avait effectué des démarches préparatoires suffisantes pour faire peser une pression concurrentielle sur le fabricant de médicaments princeps. Il doit, en outre, être vérifié que l’entrée sur le marché du fabricant de médicaments génériques ne se heurte pas à des obstacles insurmontables.

Sur ce dernier point, la Cour précise que, si l’existence de brevets protégeant un médicament princeps ou l’un de ses procédés de fabrication fait incontestablement partie du contexte économique et juridique caractérisant les rapports de concurrence entre les titulaires de ces brevets et les fabricants de médicaments génériques, il n’en reste pas moins que l’existence d’un brevet protégeant le procédé de fabrication d’un principe actif tombé dans le domaine public ne saurait, en tant que telle, être regardée comme un obstacle insurmontable à l’entrée sur le marché d’un fabricant de médicaments génériques. Il s’ensuit que l’existence d’un tel brevet n’empêche pas de qualifier de concurrent potentiel du fabricant du médicament princeps concerné un fabricant de médicaments génériques qui a effectivement la détermination ferme ainsi que la capacité propre d’entrer sur le marché et qui, par ses démarches, se montre prêt à contester la validité de ce brevet et à assumer le risque de se voir, lors de son entrée sur le marché, confronté à une action en contrefaçon introduite par le titulaire de ce brevet.

Par ailleurs, si la perception par un fabricant de médicaments génériques de la force d’un brevet constitue l’un des facteurs pertinents parmi d’autres, tels que les démarches préparatoires entreprises en vue d’une entrée sur le marché, pour apprécier les intentions de ce fabricant et, partant, son éventuelle détermination ferme d’effectuer une telle entrée, cette perception n’est en principe pas pertinente pour apprécier la capacité propre d’un tel fabricant d’entrer effectivement sur le marché, ni d’ailleurs l’existence objective d’obstacles insurmontables à une telle entrée.

Contrairement aux allégations de certaines requérantes, le Tribunal n’a, dans ce contexte, pas renversé la charge de la preuve en considérant que, la Commission ayant établi, sur la base d’un faisceau d’indices concordants, l’existence d’une concurrence potentielle entre Servier et les fabricants de médicaments génériques en cause, il incombait à ceux-ci d’en réfuter l’existence en rapportant la preuve contraire. Par ailleurs, une telle charge de la preuve ne constitue pas une probatio diabolica, car il suffit aux entreprises en cause de prouver un fait positif, à savoir l’existence de difficultés techniques, réglementaires, commerciales ou financières constituant des obstacles insurmontables à l’entrée de l’une d’elles sur le marché.

Secondement, la Cour rejette les moyens selon lesquels le Tribunal aurait qualifié les accords litigieux de restrictions de la concurrence par objet sur le fondement de critères erronés.

Après avoir relevé que cette qualification de restrictions de la concurrence par objet ne saurait être écartée au motif de l’absence de pratique décisionnelle antérieure de la Commission dans ce domaine, la Cour écarte les griefs contestant la non-prise en compte par le Tribunal des prétendus effets positifs des accords litigieux sur la concurrence, dès lors que l’examen des effets de ces accords n’était pas nécessaire, ni même pertinent, aux fins de déterminer s’ils peuvent être qualifiés de restriction de la concurrence par objet.

Le Tribunal n’a pas non plus commis d’erreur en écartant l’application de la jurisprudence en vertu de laquelle une restriction accessoire à un accord légitime ne relève pas du principe d’interdiction prévu à l’article 101, paragraphe 1, TFUE si elle est objectivement nécessaire à la mise en œuvre de l’accord légitime et proportionnée à ses objectifs. En effet, cette jurisprudence exige que l’accord principal soit dépourvu de caractère anticoncurrentiel, ce qui n’est pas le cas des accords litigieux.

En réponse aux griefs selon lesquels le Tribunal aurait refusé de prendre en considération l’intention des parties requérantes de mettre un terme à des litiges brevetaires, la Cour rappelle que, si les buts objectifs d’accords à l’égard de la concurrence sont pertinents pour apprécier leur éventuel objet anticoncurrentiel, la circonstance que les entreprises impliquées auraient agi sans avoir l’intention de restreindre la concurrence et le fait qu’elles auraient poursuivi certains objectifs légitimes ne sont pas déterminants aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE. Ainsi, le fait que la négociation des accords litigieux reflète éventuellement une stratégie économiquement rationnelle du point de vue des parties requérantes ne démontre aucunement que la poursuite de cette stratégie soit justifiable du point de vue du droit de la concurrence.

La Cour écarte, enfin, les arguments visant l’importance qu’il convient d’accorder aux paiements inversés prévus par les accords litigieux, à savoir ceux effectués par Servier au profit des fabricants de médicaments génériques, pour qualifier ces accords de restriction de la concurrence par objet.

À cet égard, la Cour rappelle que, si un accord de règlement amiable d’un litige relatif à un brevet peut, sous certaines conditions, être conclu en toute légalité sur le fondement de la reconnaissance par les parties de la validité dudit brevet, la qualification d’un tel accord de restriction de la concurrence par objet dépend également d’autres caractéristiques de l’accord et des circonstances dans lesquelles il a été conclu, permettant, le cas échéant, de considérer que cet accord présente un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence.

Ainsi, la présence de clauses de non-contestation et de non-commercialisation dans un accord de règlement amiable est susceptible de donner lieu à la qualification de restriction de la concurrence par objet lorsqu’il apparaît que la soumission du fabricant de médicaments génériques à ces clauses n’est pas fondée sur la reconnaissance par celui-ci de la validité du brevet du fabricant de médicaments princeps, mais sur le versement par ce dernier d’un paiement en sa faveur.

Par conséquent, lorsqu’un accord de règlement amiable d’un litige en matière de brevets comportant des clauses de non-contestation et de non-commercialisation est assorti de transferts de valeur du fabricant de médicaments princeps au profit du fabricant de médicaments génériques, il y a lieu de vérifier, dans un premier temps, si le solde net positif de ces transferts peut se justifier de manière intégrale par la nécessité de compenser des frais ou des désagréments liés au litige visé par l’accord ou par celle de rémunérer la fourniture effective et avérée de biens ou de services de celui-ci au fabricant du médicament princeps. Si tel n’est pas le cas, il importe de vérifier, dans un second temps, si ces transferts s’expliquent uniquement par l’intérêt commercial de ces fabricants de médicaments à ne pas se livrer une concurrence par les mérites. Aux fins de cet examen, il convient d’apprécier si le solde positif net des transferts de valeur était suffisamment important pour inciter effectivement le fabricant de médicaments génériques à renoncer à entrer sur le marché concerné, sans qu’il soit requis que ce solde positif net soit nécessairement supérieur aux bénéfices qu’il aurait réalisés s’il avait obtenu gain de cause dans la procédure en matière de brevets.

Dans ce cadre, la Cour précise, en outre, que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en considérant que certains frais remboursés par Servier, tels que les indemnités éventuellement dues à des tiers par les fabricants de médicaments génériques, ne pouvaient être considérés comme étant inhérents au règlement amiable du litige. À cet égard, le Tribunal n’a pas non plus renversé la charge de la preuve en exigeant que les parties aux accords litigieux démontrent que ces frais étaient inhérents au règlement amiable en cause.

Sur l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE aux accords litigieux

Ayant ainsi confirmé l’interprétation des notions de concurrence potentielle et de restriction de la concurrence par objet retenue par le Tribunal, la Cour examine, en deuxième lieu, les accords litigieux en détail à la lumière de ces enseignements.

A.      Les accords Niche et Matrix

En ce qui concerne les accords Niche et Matrix, la Cour rappelle que Niche Generics (ci-après « Niche »), sa société mère Unichem Laboratories (ci-après « Unichem ») et Matrix Laboratories (ci-après « Matrix ») avaient pour stratégie commune le développement d’une version générique du périndopril et sa commercialisation sur le territoire de l’Union. Dans ce cadre, Matrix était chargée de produire le principe actif tandis que Unichem assurait la production, à partir de ce principe actif, de comprimés d’une version générique du périndopril. La commercialisation de ce médicament, y compris dans ses aspects réglementaires, était confiée à Niche.

S’agissant de Matrix, la Cour précise, en outre, que la société Mylan Inc a augmenté sa participation dans le capital de Matrix à 71,5 % en janvier 2007 et à plus de 97 % en 2011. Depuis le 5 octobre 2011, Matrix est dénommée Mylan Laboratories.

Au regard de ce qui précède, la Cour relève que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en constatant que les transferts de valeur effectués par Servier en exécution des accords Niche et Matrix visaient à inciter Niche, Unichem et Matrix à renoncer à entrer sur le marché du périndopril dans l’Union. En outre, dès lors que les obstacles brevetaires à l’entrée desdits fabricants de médicaments génériques sur le marché du périndopril n’étaient pas insurmontables, ces obstacles ne sauraient remettre en cause le caractère incitatif des transferts de valeur constatés. Par ailleurs, l’absence alléguée d’intention anticoncurrentielle des parties aux accords Niche et Matrix n’est pas déterminante aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

La Cour rejette également les griefs selon lesquels le Tribunal aurait commis une erreur de droit en confirmant que Niche et Matrix n’ont pas participé à une infraction unique, mais à deux infractions distinctes, pour lesquelles la Commission a pu imposer des amendes individuelles. En effet, comme la qualification d’infraction unique exige que chacun des comportements anticoncurrentiels concernés s’inscrive dans le cadre d’un même plan d’ensemble, en raison de leur objet anticoncurrentiel identique, le Tribunal a fait une exacte application de ce critère en considérant que, vu l’absence de plan commun entre Niche et Matrix, les accords Niche et Matrix constituaient deux infractions distinctes.

Quant à la responsabilité de Mylan pour l’infraction découlant de l’accord Matrix et celle d’Unichem pour l’infraction découlant de l’accord Niche, la Cour estime que le Tribunal a correctement considéré que la responsabilité des comportements de Matrix et de Niche pouvait être imputée respectivement à Mylan et à Unichem en leur qualité de sociétés mères, dès lors que Matrix et Niche ne déterminaient pas de façon autonome leur comportement sur le marché, mais appliquaient pour l’essentiel les instructions qui leur étaient données par leurs sociétés mères, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques les unissant.

Pour ce qui concerne Unichem, la Cour souligne, en outre, qu’il ressort des constatations opérées par le Tribunal que tant Unichem que sa filiale Niche ont directement pris part à l’infraction découlant de l’accord Niche. Dès lors qu’Unichem n’avait pas valablement contesté les éléments établissant cette participation directe devant le Tribunal, ces éléments suffisaient, conformément au principe de la responsabilité personnelle, à lui imputer la responsabilité pour cette infraction.

Par ailleurs, le fait pour Unichem d’être située dans un État tiers ne fait pas non plus obstacle à l’application de l’article 101 TFUE à son égard, dès lors que l’accord Niche a été mis en œuvre dans l’Union tant par Servier que par Niche.

B.      Les accords Teva et Lupin

S’agissant de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE à l’accord Teva, la Cour entérine l’appréciation du Tribunal selon laquelle le solde net positif des transferts de valeur prévus par cet accord a incité Teva UK à renoncer à entrer sur le marché du périndopril, ce qui justifie la qualification dudit accord de restriction de la concurrence par objet. Par ailleurs, l’argumentation selon laquelle l’accord Teva avait pour objectif légitime de permettre à Teva d’entrer sur le marché au Royaume-Uni en commercialisant une version générique du périndopril fournie par Servier n’est pas susceptible de remettre en cause cette qualification, dès lors que la circonstance que ces entreprises auraient agi sans avoir l’intention d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence ou qu’elles auraient poursuivi certains objectifs légitimes n’est pas déterminante aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

Pour ce qui est de l’accord Lupin, la Cour accueille, en revanche, le grief de Servier selon lequel le Tribunal a commis des erreurs de droit en confirmant la conclusion de la Commission selon laquelle l’infraction relative à cet accord aurait continué sur les marchés belge, tchèque, irlandais et hongrois après la commercialisation d’une version générique du périndopril par le fabricant de médicaments Sandoz, alors que l’introduction de cette même version générique sur le marché français avait été retenue par la Commission comme marquant la fin de l’infraction découlant de l’accord Lupin sur ce marché national.

C.      L’accord Biogaran

Aux termes de l’accord Biogaran, Niche s’est notamment engagée à transférer à Biogaran des dossiers d’autorisations de mise sur le marché pour trois médicaments autres que le périndopril, ainsi qu’une autorisation de mise sur le marché obtenue en France pour l’un de ces trois médicaments. En contrepartie, Biogaran devait verser à Niche la somme de 2,5 millions de livres sterling (GBP), laquelle n’était pas remboursable, même en cas de non-obtention de ces autorisations de mise sur le marché.

Estimant que l’accord Biogaran avait constitué une incitation supplémentaire destinée à convaincre Niche de renoncer à entrer sur le marché du périndopril et révélait la participation directe de Biogaran à l’infraction commise par Servier, la Commission a infligé à Servier et à Biogaran, conjointement et solidairement, une amende importante au titre de l’infraction à l’article 101 TFUE.

Le Tribunal ayant entériné cette analyse ainsi que l’amende imposée par la Commission, la Cour relève qu’il est indispensable d’examiner l’ensemble des arrangements contractuels en cause comme formant un tout. Au regard notamment des transferts de valeur économiquement inexplicables qui résultent de l’accord Biogaran au profit de Niche, la Cour constate ainsi que le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en considérant que l’accord Biogaran était un accord accessoire à l’accord Niche visant à verser à Niche une rémunération supplémentaire afin de l’inciter à renoncer à entrer sur le marché du périndopril au moyen de l’accord Niche.

Sur l’imposition des amendes

En dernier lieu, la Cour rejette les différents griefs relatifs à l’imposition et au calcul des amendes, à l’exception de ceux de Servier portant sur la durée de l’infraction découlant de l’accord Lupin. En particulier, la Cour écarte les arguments selon lesquels, en présence d’une situation nouvelle telle que celle de l’espèce, caractérisée par une absence de décisions et de jurisprudence antérieures, et complexe, la Commission ne pouvait imposer des amendes sans enfreindre le principe de légalité des délits et des peines.

À ce dernier égard, la Cour rappelle que le principe de légalité des délits et des peines exige certes que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment, mais qu’il ne proscrit pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit raisonnablement prévisible au moment où l’infraction a été commise. Or, compte tenu de la portée de l’interdiction prévue à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, Servier ne pouvait ignorer qu’en rétribuant les fabricants de médicaments génériques pour qu’ils n’entrent pas sur le marché du périndopril, elle adoptait un comportement prohibé par cette disposition. Inversement, les fabricants de médicaments génériques pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que, en acceptant de se faire payer par Servier pour rester en dehors du marché du périndopril, ils adoptaient un comportement relevant de l’interdiction édictée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE. Il s’ensuit que, malgré la complexité des accords litigieux et de leur contexte, les entreprises impliquées ne pouvaient ignorer le caractère infractionnel de ces accords.

Conclusion

Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette dans leur intégralité les différents pourvois introduits par les fabricants de médicaments, à l’exception de celui formé par Servier, qui n’est rejeté que partiellement. En ce qui concerne ce dernier pourvoi, la Cour accueille plus particulièrement les griefs visant à contester la durée de l’infraction relative à l’accord Lupin ainsi que, partant, ceux relatifs au calcul de l’amende imposée à Servier au titre de sa participation audit accord. Estimant en outre que l’affaire est en état d’être jugée concernant ces griefs, la Cour constate, d’une part, que l’infraction relative à l’accord Lupin a pris fin sur les marchés belge, tchèque, irlandais et hongrois lors de l’arrivée de la version générique du périndopril produite par Sandoz sur le marché français et fixe, d’autre part, l’amende infligée à Servier au titre de sa participation audit accord à 34 745 100 euros.


1      Arrêts du 12 décembre 2018, Servier e.a./Commission (T-691/14, EU:T:2018:922), Niche Generics/Commission (T‑701/14, EU:T:2018:921), Unichem Laboratories/Commission (T-705/14, EU:T:2018:915), Teva UK e.a./Commission (T-679/14, EU:T:2018:919), Lupin/Commission (T-680/14, EU:T:2018:908), Mylan Laboratories et Mylan/Commission (T-682/14, EU:T:2018:907), Biogaran/Commission (T-677/14, EU:T:2018:910).


2      Décision C(2014) 4955 final de la Commission, du 9 juillet 2014, relative à une procédure d’application des articles 101 et 102 [TFUE] [affaire AT.39612 - Périndopril (Servier)].


3      Arrêts du 12 décembre 2018, Krka/Commission (T-684/14, EU:T:2018:918), et Servier e.a./Commission (T‑691/14, EU:T:2018:922).


4      Arrêt du 12 décembre 2018, Servier e.a./Commission (T-691/14, EU:T:2018:922).

OSZAR »
OSZAR »